54.
Le ciel hésite entre le soleil et la pluie. Des nuages passent, mollement poussés par le vent. L’air est piquant. En tenue de femme d’affaires, jupe et tailleur Chanel, bas et chaussures à talons, Cassandre Katzenberg inspire confiance et est prise facilement en stop par les automobilistes.
Le vêtement chic et les lunettes noires imposent le respect.
Cassandre rejoint la porte de Clignancourt, Saint-Ouen, Saint-Denis, puis ce qui est nommé sur une pancarte « ZAC » pour « Zone d’aménagement concerté », puis une « ZUP », « Zone à Urbaniser en Priorité », autant de quartiers fantômes loin des grands axes routiers, puis elle se dirige vers le DOM.
Un sigle de trois lettres majuscules signifie « circulez il n’y a rien à voir, ce n’est ni touristique ni urbain, c’est juste du déchet géographique. » Ces territoires n’existent pas.
Après avoir remercié le dernier chauffeur qui l’a rapprochée de son but, elle marche sur l’avenue Jean-Jaurès qui mène au DOM.
Une voiture de police approche. Comme elle n’est pas sûre que sa nouvelle tenue de femme chic suffise à la camoufler, Cassandre se cache instinctivement derrière un platane.
La voiture de police la croise sans même ralentir.
Ne pas avoir peur. La peur attire le danger.
Elle regarde sa montre « Probabilité de mourir dans les 5 secondes : 15 %. »
Bon, la police n’est pas un danger mortel.
Sur ses hauts talons, la jeune fille en tailleur continue de marcher en rasant les murs.
Si un jour je rencontre Daniel, je pourrai lui suggérer de fabriquer une montre qui indique la probabilité d’aller en prison. Je suis sûre que l’idée l’intéressera et qu’il y a un marché… ne serait-ce que celui des gangsters.
Cassandre arrive enfin dans la zone du grillage où elle sait que se trouve le trou. Elle attend que la rue soit déserte, puis plonge à travers l’ouverture hérissée de fil de fer. En tailleur et jupe c’est moins pratique, mais elle parvient à passer sans trop de difficultés, en déchirant juste un peu ses bas. Elle atterrit à quatre pattes dans les buissons qui bordent la zone sud du dépotoir municipal.
La voici à nouveau dans « le monde de l’autre côté du grillage ». À sa grande surprise, elle n’est même plus incommodée par la puanteur.
C’est un peu comme l’odeur de sa propre sueur. Passé le premier réflexe de répulsion, elle devient presque agréable.
Elle se souvient du jour où, à la cantine de l’école des Hirondelles, on lui avait suggéré de goûter le vin. Elle avait trouvé cela aigre, puis le goût lui avait plu. De même pour le fromage de Roquefort, la première bouchée lui avait évoqué le vomi, mais elle avait fini par apprécier ce goût nouveau.
Étrange, cet instant de basculement où quelque chose qui vous semble au premier abord repoussant devient supportable, voire agréable.
Cassandre inspire à pleins poumons.
Je crois que j’avais la nostalgie de la puanteur de ce dépotoir.
Après avoir franchi la première rangée d’arbres serrés, elle essaie de trouver des repères, mais son premier trajet avait eu lieu de nuit et dans la brume. De jour, elle ne voit que des montagnes d’ordures qui se succèdent jusqu’à l’horizon.
Elle avance au jugé, trouvant ses chaussures à talons hauts fort peu pratiques pour circuler dans un dépotoir. Soudain, elle entend un grognement sourd.
Puis un second.
La vie est un éternel recommencement. Ce qu’on n’a pas compris la première fois nous est proposé une seconde fois. À peine différemment. Et si on ne comprend toujours pas, ça revient jusqu’à ce que la leçon soit parfaitement intégrée.
Le frottement des pattes qui trottent sur les ordures est de plus en plus proche. De nouveaux grognements résonnent autour d’elle. Elle essaie de garder son sang-froid et se force à réfléchir.
J’ai trois solutions. Filer à toutes jambes. Les affronter de face. Tenter de m’en faire des amis.
La dernière solution lui semble la meilleure. Mais comment devenir amie avec des chiens sauvages à moitié dégénérés ?
En comblant le fossé entre nous. Il faut que je leur fasse comprendre que je ne leur veux aucun mal. Que je suis comme eux. Sauvage. Libre. Féroce. On n’a envie de détruire que ce qui est différent, on respecte ce qui est semblable à soi. Il faut que je trouve en moi ma part de chien sauvage.
Elle s’arrête et regarde fixement les premiers molosses efflanqués qui s’approchent.
Je suis comme vous. Nous sommes des animaux libres et sauvages. Nous n’avons rien à gagner à nous détruire mutuellement.
Ils sont bien une vingtaine autour d’elle à présent. Pustuleux, efflanqués.
Ils ne grognent plus mais ils ne cessent pas pour autant d’avancer. Certains présentent des blessures profondes, d’autres boitent ou secouent des moignons de queue, séquelles de guerres fratricides.
La solution trois lui semble soudain hasardeuse.
On ne répare pas en quelques secondes des années de méfiance.
Imperceptiblement elle se prépare à la solution deux. Elle tend les doigts, les ongles prêts à labourer la chair.
Nous pouvons vivre en association. C’est la même énergie de vie qui nous traverse. Je vous respecte, respectez-moi, poursuit-elle malgré tout, comme si elle essayait de s’en convaincre elle-même.
Et pour compléter sa phrase elle montre ses canines et se met à grogner sur la même tonalité qu’eux.
Les chiens approchent encore. D’autres apparaissent déjà au sommet d’une colline d’ordures et la toisent en montrant les crocs. Alors qu’elle a déjà évolué de la solution trois à la solution deux, Cassandre sent qu’elle glisse déjà de la solution deux à la solution un.
Sa montre indique « Probabilité de mourir dans les 5 secondes : 19 %. »
Elle comprend qu’il n’y a pas de caméra vidéo là où elle est. Les 6 % au-dessus des 13 % normaux sont dus à l’augmentation de son rythme cardiaque et au fait que Probabilis a dû repérer qu’elle était dans un endroit sale, donc rempli de microbes. Probabilis n’a pas détecté les chiens.
Probabilis ne sait pas tout.
Probabilis n’est pas Dieu.
Alors, d’un coup, elle détale. La horde de chiens sauvages se met aussitôt à aboyer et se lance à sa poursuite.
L’adolescente balance ses chaussures qui l’empêchent de courir, fend sa jupe pour libérer ses cuisses et galope sur ses bas.
La meute de chiens est surexcitée. Le vacarme des aboiements lui emplit la tête.
Voilà ce que doivent ressentir les renards lors des chasses à courre. C’est un grand instant de solitude et d’incompréhension entre deux espèces terriennes voisines.
Cassandre fonce tout droit dans le labyrinthe de détritus. Sur sa droite, elle distingue un goulet étroit où ses poursuivants seront obligés d’avancer en file indienne, ce qui devrait les ralentir.
Elle s’y engouffre, déchirant un peu plus son tailleur Chanel.
Elle détale, sans regarder où elle va. Soudain quelque chose se referme autour de sa cheville. Elle est brutalement renversée, puis soulevée dans les airs. Le lasso l’a hissée à un mètre au-dessus du sol.
Elle se débat. En vain. Sa jupe s’est retournée, dévoilant ses bas jusqu’aux cuisses. Sa veste lui tombe sur le visage. Déjà, les chiens sautent sous sa tête pour essayer de lui mordre le visage. Son chignon se défait d’un coup, comme un sac éventré, et libère ses longs cheveux qui tombent en cascade. Certains molosses parviennent à lui frôler l’extrémité du crâne. Leurs crocs claquent dans le vide, tout près de son oreille.
Chaque fois, elle essaie de relever le cou, mais elle commence à fatiguer.
Les chiens sont de plus en plus furieux. Ils aboient frénétiquement, sentant que leur victime accrochée à l’envers est désormais à leur merci. Ils sont si excités et énervés de ne pas réussir à attraper une proie aussi facile qu’ils se battent entre eux.
Quand elle incline la tête, Cassandre les voit qui se mordent, se battent, alors que de nouveaux molosses accourent, attirés par l’odeur du sang de leurs congénères blessés.
Elle se dit que c’est comme dans un film. Quand on ferme les yeux, on passe à la scène suivante. Cligner les yeux, c’est déjà refaire le montage du film de sa vie. Les garder fermés, c’est une coupure. Elle baisse les paupières. Fondu au noir dans le vacarme des aboiements furieux.